Suzy, par Louis Deledicq

 

Suzy


Il y a quelques années on pouvait croiser Suzy, à l’entrée de la rue de l’Ancienne

Comédie, Carrefour de l’Odéon, sur le trottoir de droite, juste avant le Passage du

Commerce. C’était une petite femme fatiguée, tantôt assise sur le rebord de la vitrine du

magasin de vêtements, tantôt allongée et accoudée, la tête reposant toujours sur sa main

droite, tenant avec élégance de la main gauche, entre deux doigts osseux, une éternelle

cigarette. A côté d’elle, une bouteille de whisky ou de punch et son paquet de

Marlboro.

Un léger rictus de la bouche marquée de lassitude posait sur son visage fripé une sorte

de sourire ironique. De son petit regard bleu elle observait fixement sur le trottoir d’en

face, peut-être sans les voir depuis sa brume alcoolisée, ses compagnons de misère,

qu’elle ne fréquentait pas, et qui bavassaient, rêvassaient ou dormaient, regroupés sur la

grille de la bouche tiède du métro dans des sacs de couchage de fortune, au milieu des

restes de nourriture, des bouteilles vides de vin et de bière.

Indifférente à la circulation et aux passants dont elle ne voyait que les chevilles et les

chaussures, elle ne relevait la tête que pour répondre « bonjour » aux habitués du

quartier qui la connaissaient, lui donnaient un peu d’argent et qu’elle remerciait soit

d’un sourire malicieux soit en maugréant quand elle était de mauvaise humeur, sans

doute trop perdue dans son Léthé de boisson.

On ne pouvait lui donner d’âge.

La vie dehors en toute saison, corps recroquevillé, visage gris, raviné.

Petite tête de marotte, son regard clair si transparent, ses accès de colère profonde.

Résistante subversive dans la solitude, dernière forteresse où se réfugient les êtres

abandonnés à la rue.

Que lui était-il arrivé de si terrible pour que sa vie se disloque ?

Quelle blessure, quel inexorable désespoir lui avaient ainsi ôté le goût de la vie ?

La dernière fois que je l’ai rencontrée, il y a deux ans, à la fin du mois de juillet, les

services sociaux l’avaient soignée. Toute proprette, cheveux coupés, l’oeil vif dans une

jolie robe bleu ciel à petites fleurs roses, elle était allongée à son emplacement habituel

sur le trottoir ensoleillé, la bouteille et les cigarettes à portée de main.

Je lui ai dit qu’elle était belle, que j’étais content de la voir. Elle a souri, cligné des

paupières.

Au retour de septembre, non plus que les mois suivants, je n’ai revu la petite clocharde

céleste.

Le temps mémoire est volatil. Où est la trace de Suzy, celle de ces anonymes silencieux,

poussières d’existences disparues ?

C’est dans un des visages habités et fulgurants des dessins d’Anouk Grinberg, medium

accueillante et tendre à tous ces oubliés, que cette petite fleur fanée des rues a reparu,

apaisant mon angoisse.


« La mort peut rehausser la vie »
Francis Bacon

« Francis Bacon à nouveau » David Sylvester André Dimanche Editeur


Louis Deledicq à Stigny p
ar un si bel été

 

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